Hommage à Ahmed Ould Tettah
Paris, mai 2023
Dans la matinée du 15 mai 2023, nous quittait, à Nouakchott, le camarade Ahmed Ould Tettah, au terme de plusieurs semaines de soins en Tunisie. Le natif de Boutilimit, qui en cristallisait les qualités – et ce n’est pas ici « louange du mort », rappelle l’irrévérence des Maures – était, pour nous, un compagnon de route, d’une envergure singulière. Constant par la loyauté, le sens de l’honneur et le goût immodéré du consensus et de la conciliation, il apportait, à notre lutte contre la dictature de Ould Taya, des vertus bien plus proches de la noblesse que de la gauche révolutionnaire. Pourtant, il héritait, de ses années d’études en Union soviétique, l’expérience, les slogans et les facilités de la dialectique qui auraient pu le figer dans la certitude d’avoir toujours raison, au nom des nécessités de l’histoire et des fatalités du matérialisme. Non, Ahmed ne se laissait aller aux outrances de la vox populi et ne succombait, non plus, à la ruse des idéologues ; il moquait le déterminisme économique et répugnait à l’excès, cette tare si jumelle de la conviction.
La tempérance, la distance d’avec le chahut des masses, la curiosité dubitative, la retenue en toute chose et l’appétence à la complexité, s’ajoutaient, chez lui, à une délicate mixture de dévotion et d’ascèse. Pour le taquiner, certains d’entre nous lui jetaient, à la figure, l’étrangeté de sa posture intellectuelle : socialiste, laïc et jurisconsulte en droit musulman, telle nous apparaissait sa déroutante excentricité, à mi-chemin du lord anglais et du nomade mystique. Il en riait de bon cœur et l’attitude lui valait, souvent, une salve de griefs amicaux ; l’un de nos esprits forts lui lançait, fréquemment, « Ahmed, si tu te fâches un jour, ce sera le premier signe de la fin du monde » et lui, de rétorquer, sous une quinte d’hilarité économe, « alors, je m’en garderais, puisque ce moment te procure tant d’angoisse ». Les amateurs du sous-entendu en Hassaniya apprécieront le sel de la répartie. Ainsi, répliquait le regretté Tettah, avec humour et finesse, même quand Ahmedou Ould Tajedine lui reprochait quelque longueur de conversation, entre deux séances de graffiti nocturne sur les murs de Tevragh Zeïna ; tandis qu’une patrouille de police rodait alentour, il relatait, serein, l’air de rien, les activités du Komsomol de Kiev ou les exploits de Babouchka, la concierge débonnaire de sa résidence d’étudiant.
Ahmed n’éprouvait ni la peur, ni l’avidité, encore moins la haine car de telles dispositions requièrent une pleine implication dans les vanités du monde. Il lui manquait ce défaut majeur qui fait tourner la roue du commun des mortels. Nous l’aimions et le respections parce qu’il ne nous ressemblait pas ; non, devrais-je rectifier, il nous surpassait et le savait, d’où sa pudeur indulgente devant le spectacle de nos jalousies, querelles et menues trahisons. De sa voix mesurée, il réglait les différends, nous imposant, au passage, comme une punition, l’écoute d’une entrée en matière, gorgée de sagesse, de référence au passé et d’anecdotes subtiles, pour désarmer, désamorcer, et apaiser les rancunes et l’orgueil. Cet exercice rodé, il l’appelait « analyse objective de la situation ».
Après le décès de l’illustre Saïdou Kane en septembre 2006, les anciens de Conscience et Résistance (CR) perdent, aujourd’hui, leur second président. Ses collègues du Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) confirment la densité et l’acuité du navrement. En Mauritanie, la mémoire du combat désintéressé et sincère gardera, de Ahmed Ould Tettah l’empreinte, sublime, d’un juste égaré en politique
Que ses veuves et quatre enfants, sa parentèle et la communauté des fondateurs de l’Union des forces démocratiques-Ere nouvelle (Ufd-E), notre grande famille, trouvent, là, le témoignage de l’empathie fraternelle, en souvenir de nos années de rébellion soutenue malgré la flagornerie du peuple et la docilité des élites.
J’écris ces lignes maladroites, sous la dictée du mode noir de Karr, le fameux Ntemass, qui subvertit la tristesse et transfigure le deuil ; ici, la Tidinit pleure la disparition d’une sommité. Or, je ne puis jouer que de plume et d’encre…
Adieu, camarade !
Othman Sanhaja Albarberi (Jemal Ould Yessa)